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« Panser » les écrans et les esprits : éducation et attention en milieu numérique

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Les évolutions technologiques récentes, depuis les médias télévisuels jusqu’aux smartphones et leurs applications, perturbent la formation des attentions, et soulèvent des questions fondamentales dans les champs de la santé mentale et de l’éducation. En mai 2018, des médecins et professionnels de la santé alertaient dans une tribune pour Le Monde sur « les graves effets d’une exposition massive et précoce des bébés et des jeunes enfants à tous types d’écrans ».

En 2021, les « Facebook Files », révélés par The Wall Street Journal, témoignaient quant à eux des dangers du réseau social Instagram sur la santé mentale des adolescentes. Pendant les mois de confinement, de nombreux enseignants se sont par ailleurs interrogés sur les enjeux des plates-formes de visioconférence pour la pratique de leur profession.




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Certains chercheurs eux-mêmes ne cachent pas que leurs usages du numérique ont amoindri leurs capacités de concentration. Bref, qu’il s’agisse des bébés, des enfants, des adolescents, des parents, des enseignants, des chercheurs ou des soignants, la question du numérique et des écrans semble se poser dans « toutes les couches de la population ».

Des attentions exploitées ?

Si la diffusion de la télévision avait déjà soulevé ce genre d’interrogations, le développement des technologies numériques semble néanmoins avoir constitué un tournant. Chacun est désormais susceptible d’être sollicité 24/24, 7j/7 par les algorithmes ou les notifications des plateformes ou des applications, qui sont pour la plupart conçues pour « maximiser l’engagement » des utilisateurs, capter leurs attentions et déclencher leurs réactions.

Tout se passe comme si la révolution numérique avait aujourd’hui inversé son signe, la promesse de ladite « intelligence artificielle » se renversant en une « marchandisation » des ressources attentionnelles.

Pourquoi Instagram nous rend-il addict ? (Arte, 2019).

Face à cette situation, les fonctions des professionnels de l’éducation et du soin se trouvent souvent inquiétées. Comment former des attentions « disséminées » ? Comment éviter les usages compulsifs des applications numériques ? Comment repenser les pratiques d’éducation et de soin face à des phénomènes comme l’augmentation de la « surcharge informationnelle » ou l’apparition des « agents conversationnels » ?

La « disruption » numérique se caractérise par une innovation permanente, qui s’impose aux populations avant que ses enjeux psychiques, sociaux et anthropologiques n’aient pu être envisagés. Si les travaux sur ce sujet tendent à se multiplier, rares sont les perspectives qui articulent les questions de fond aux problèmes concrets.




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Et pourtant, la situation actuelle nous met face à une double nécessité. D’une part, sur le long terme, il s’agit de comprendre ces nouveaux phénomènes dans toute leur complexité. D’autre part, dans le court terme, il semble nécessaire de faire évoluer les dispositifs techniques, les institutions sociales et les pratiques professionnelles.

Pour faire face à cette double nécessité, la méthode de la recherche contributive, proposée par le philosophe Bernard Stiegler dans le livre Bifurquer propose une double démarche :

  • une démarche de recherche fondamentale, qui vise à interroger les rapports entre esprits, techniques et sociétés en articulant différentes disciplines ;

  • une approche de recherche-action, qui vise la conception et l’expérimentation collectives de nouvelles pratiques et de nouveaux dispositifs dans diverses localités.

Il s’agit de constituer des collectifs de chercheurs, de professionnels et d’habitants, susceptibles de concevoir et d’expérimenter des propositions pour mettre le numérique au service des populations.

Des technologies pour s’exprimer

Cette démarche se fonde pour cela sur une perspective « organologique », qui s’interroge sur les relations entre organismes vivants et psychiques (corps, cerveaux, esprits…), organes artificiels ou techniques (ordinateurs, smartphones, applications…), et organisations collectives. Le but est d’appréhender la dimension à la fois psychique, technique et sociale des esprits humains.

Les recherches en organologie, qui visent la conception et l’expérimentation de technologies contributives, ont ainsi pour vocation de répondre aux recherches de captologie, qui ont conduit au développement des technologies persuasives que nous connaissons aujourd’hui.

Bernard Stiegler #5 : Notre relation addictive et débile avec les instruments numériques (Théâtre du Rond-Point, 2017).

La captologie, discipline enseignée à Stanford et fondée sur la convergence entre l’informatique et les sciences cognitives, étudie en effet les technologies numériques comme des outils de persuasion et de manipulation, c’est-à-dire, comme des moyens d’influencer les comportements. Les algorithmes et les interfaces sont conçus pour agir directement sur les processus cérébraux afin de provoquer des comportements réflexes dans l’immédiateté.

À l’inverse, l’organologie, proposée par le philosophe Bernard Stiegler et soutenue par le collectif Organoesis, constitue une approche transdisciplinaire. Elle a pour but d’étudier les technologies informatiques et numériques comme des supports de transindividuation, c’est-à-dire comme des supports de symboles et de significations. L’enjeu consiste à concevoir des fonctionnalités techniques permettant aux individus et aux groupes d’exercer leur réflexivité, d’exprimer leurs points de vues, et surtout, de débattre collectivement.

Les savoirs par-delà les données

Dans cette optique, il s’agit de mettre les technologies numériques au service des savoirs, comme le proposait récemment une note du Conseil National du Numérique, tout en reconnaissant que les savoirs ne se réduisent ni à l’information, ni à la cognition.

Comme l’ont bien montré les travaux du philosophe et mathématicien Giuseppe Longo, les processus d’apprentissage ne se réduisent pas au traitement de données ou à la reconnaissance de motifs récurrents.




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La transmission et la pratique d’un savoir supposent au contraire la mise en relation d’organismes vivants par l’intermédiaire de supports artificiels, dans lesquels se sédimentent des significations, qui doivent être intériorisées et exprimées en retour sous forme de nouvelles interprétations.

L’éducation implique donc l’acquisition de dispositions corporelles et la pratique de supports matériels, qui s’effectuent elles-mêmes dans le cadre d’organisations sociales, fondées sur le partage de règles. Ces règles ne sont pas programmées et exécutées mais héritées et interprétées, c’est-à-dire qu’elles peuvent toujours être transformées.

Les savoirs en question bifurquent alors vers de nouvelles directions qui sont autant de manières de « renouveler un monde commun » – à travers l’invention d’un nouveau style d’écriture, d’un nouveau style de musique, d’un nouveau logiciel informatique, d’une nouvelle recette de cuisine, etc.

Au lieu de comparer les performances desdites intelligences artificielles aux performances desdites intelligences humaines, il semble nécessaire de s’interroger sur les effets des supports numériques sur nos cerveaux et nos esprits, afin d’inventer des pratiques (psychiques et sociales) et des supports (matériels et techniques) permettant de prendre soin des capacités de penser – c’est-à-dire, de désirer et de bifurquer.

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Anne Alombert, Chercheuse associée à l’IRePh (Institut de Recherches Philosophiques), Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons.

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